Midi, sur l’étang.
Le « ploc » des tanches qui « bécotent » du bout du « museau » sous les feuilles de nénuphars à la surface de l’étang, au milieu d’une journée de juin : cette minute de plaisir dans l’été renaissant, ces dos sombres comme pour attirer le regard dont je ne devais apercevoir que l’éclat cuivré allumer, très brièvement, furtivement, les rides paresseuses de l’eau.
Je ne les dérangeais pas, bien qu’elles fussent apparues toutes vulnérables de l’herbier tout proche, j’attendais patiemment qu’elles s’écartent de plus en plus lentement, comme si elles connaissaient les curiosités innombrables des humains avides. L’indicible bonheur du jour, un trésor de sensations impalpables, le rare privilège de l’instant présent…
Elles s’étaient éloignées, toutes groupées ou peu s’en faut, lascives, paresseuses, harmonieusement animées, des rives du plan d’eau, caressées par le vent du sud, sous les ondes bienveillantes du soleil, comme des submersibles pacifiques ; ou plutôt, m’a-t-il semblé tandis que j’observais, nageant à peine mobiles dans le courant : comme si elles tardaient à engager plus avant, avec des ondulations de sirènes (ou d’ondines), une sorte de ballet aquatique, de danse païenne aussi ancienne que leur race, parce que le zénith était encore au ciel ; où comme si elles offraient une silencieuse cérémonie archaïque en cadeau à cet instant d’exception.
(Ainsi apparaît parfois le chant secret de la nature à un marcheur émerveillé d’assister à un chapitre paisible, une minute suspendue dans la marche du temps.)
C’était une journée magique, et qu’on aurait cru dessinée pour réconcilier les hommes qui s’escrimaient à noircir les contours du destin.
On aurait pu rêver ainsi une succession d’images exhortant à considérer le spectacle admirable de la vie, au-dessus des considérations mesquines de l’esthétisme, marquée du sceau magique de la simplicité.
Il y avait dans la nage et le ballet aquatique des ces brunes muettes une grâce qui me remplit encore à ce jour d’émerveillement. Oh ! Bien certainement ! Ce n’étaient point là des animaux exotiques propres à mobiliser des aventuriers télévisuels, ni de terribles poissons du fond de l’Amazonie ! Cela relevait du secret et de l’imperceptible, dans l’immobilité presque absolue et la sensation de plénitude de l’été. On aurait cru, si ridicule que cela semble, qu’il existait une corrélation étroite entre ce ballet et les couleurs particulières de la nature qui étaient déjà en train de s’estomper… le cauchemar frustrant de l’impressionniste, la lumière qui s’échappe et que l’on ne peut figer sur la toile …
Le monde lointain, encore englué dans sa frénésie de mouvements…
Et moi, témoin privilégié, au-dessus de la surface de l’étang doux, immobile, en attente, éternel… Pour un instant…
Qui n’a jamais souhaité un pareil moment pour continuer à vivre ?
Plus marquant que les bibliothèques où l’on aime à se perdre.
Le plus troublant dans cette journée : ces rives désertes, ce soleil flamboyant et cette manière de sas protégé des agressions extérieures, comme pour nous obliger à enfin reconsidérer la beauté que peut revêtir l’existence.
Loin d’un patriotisme guerrier et tonitruant, ne pas mourir pour un drapeau ou pour une idée qui n’aura plus cours demain… Mais mourir pour protéger cet endroit, ce moment… Pourquoi pas ? Une justification tangible pour un sacrifice immense, s’il faut un jour se battre, fasse qu’il n’arrive jamais… Alors, pour cela, oui, acceptons…
Toutes les philosophies sont vaines si elles ne sont pas étayées par de pareilles minutes… l’instant présent, la lumière, le ballet des noires ondines dans l’étang cristallin.
Comme une quête du bonheur, celui pur et lisse comme une opale. Le bonheur inestimable qui ne s’achète pas, j’attendrais, attentif, à de pareilles minutes, des ponctuations lumineuses dans le courant des jours. La délicatesse étrange et inhumaine d’un pétale de rose sur les lèvres, l’odeur capiteuse et enivrante du gazon fraîchement coupé, la senteur de propre du savon noir et gras sur les dalles du patio, l’odeur de mes six ans, l’âge où tout est profondément magique.
Cette magie est puissante et ne peut être provoquée… Elle est terriblement frustrante aux hommes technologiques…
Il faut seulement être attentif à ce qui nous entoure, la vision de belles choses nous rend plus conciliants, chasse la barbarie…
Chant de la cane Col Vert qui appelle dans le marais ou ballet ondoyant des brunes tanches qui « bécotent » du bout du « museau »…
Qui oublierait de pareilles sensations et semblable bonheur dans son âme ?
Cette énergie là, ne devrait-elle pas soulever les montagnes d’immondices matérielles et idéologiques qui nous écrasent ?
Profonde réflexion…
Oser le bonheur, but de l’existence…