J'ai beau taper des pieds, je n'arrive pas à me réchauffer. Ni à calmer mon excitation d'ailleurs. Je n'avais qu'à pas arriver en avance à la gare, mais j'avais trop peur d'un imprévu. Pas aujourd'hui, il ne faut pas que le moindre caillou ne viennne se mettre dans l'engrenage.
- Soit à 10h55 quai F de la gare de la Part-Dieu, m'a-t-il dit.
- Un train pour aller où... ? lui ai-je demandé ?
- Ce sera une surprise. Prépare une valise, vêtements chauds, et monte dans la voiture 16, je t'y attendrais.
Il venait d'Aix, et le train était annoncé en direction de Paris.
10h50. A vingt-cinq ans, ce serait la première fois que je ne passerais pas Noël avec mes parents. Moi qui m'affiche comme une aventurière, je fais une belle casanière, oui ! Mais cette année, je n'y serais pas, à la Sainte-Adèle. Oui, parce que dans notre famille de mécréant, on ne sait pas ce qu'on fête, le 24 décembre, jour de la Sainte-Adèle, mais on le fête. Comme la Saint-Sylvestre. Même combat ces deux là.
Voilà le train qui s'annonce, museau filant et serpentant. Je l'aperçois derrière une fenêtre de la voiture 16.
Je monte et m'installe à côté de lui, gauchement. Nous nous connaissons peu. Nous nous sommes bêtement rencontrés dans un mariage, rien de plus ordinaire que deux bientôt vieux célibataires qui prennent un coup de blues en buvant un canon de trop en regardant la mariée salir sa robe blanche... Mais nous nous sommes revus, deux soirées et un week-end en trois mois. C'est peu, mais en étant de deux villes différentes, il était difficile de faire plus. Nous nous sommes beaucoup écrit, en revanche, et il semble que nous ayons les mêmes goût pour les arts et la littérature de la fin du XIXè et le début du XXè siècle.
C'est donc quand même à l'aventure que je m'installe pour un séjour d'une grosse semaine dans un lieu inconnu avec un presque inconnu pour construire une relation dont je ne sais qu'attendre....
- Alors, où va-t-on ?
Mais il ne veux rien me dire, et tient à ce que le mystère reste entier. Soit, le mystère n'estpas pour me déplaire et durant les deux heures que le TGV met pour rejoindre la capitale, malgré notre conversation presque banale, je me sens chatouilleé par une excitation nouvelle, non dépourvue d'érotisme. Mais nous nous tenons bien, nous sommes en public tout de même !
Arrivés Gare de Lyon, nous prenons le métro. Notre destination serait-elle Paris ? Nous avions évoqué notre envie de voir le musée Gustave Moreau, et je travaille actuellement sur Hector Guimard. S'arrêter à Paris, ce serait joindre l'utile à l'agréable. Mais quand même, c'est une destination presque banale, je serais presque déçue. Je suis aux aguets, telle mon héroïne de BD préférée, Adèle Blanc-Sec? J'observe, je supputte, j'échaffaude, bref, je fantasme. Dans la cohue des dernières courses de Noël, nous changeons au métro Bastille, direction... Gare du Nord ! Ça me titille, ça ! Un réveillon à la Arsène Lupin devant un plateau d'huître sur les falaises d'Etretat, ça me dirait bien. Ou Bruxelles, Horta et les moules frites.... Ou encore Bruges, la Venise du Nord, la lumière d'hiver sur les canaux, comme ce serait romantique...
Oui, la Gare du Nord me paraît de bonne augure.
Mais nous ne nous dirigeons pas vers la gare SNCF, et montons dans le RER B. Il reste toujours enigmatique, un petit sourire en coin. A chaque correspondance, il paraît de plus en plus excité lui aussi, comme un grand enfant. Soudain, je réalise que ce wagon mène à l'aéroport de Roissy !... Non, un voyage en avion, c'est trop ! Je chasse, enfin j'essaie, cette image de mon esprit...
Et je fais bien. Parce que nous descendons finalement à Drancy, où Monsieur Papa et Madame Maman, guindés et endimanchés, nous attendent . Accolades, embrassades, Fiston pleure et rit, me présente :
- ma future femme, annonce-t-il, fier comme un bar-tabac !
Je n'ai pas bien entendu ? Mais si, Fiston et Monsieur Papa échangent des sourires de connivence pendant que Madame Maman fait mine de tomber sous le coup de l'émotion !
La terreur me prend, je cours dans le passage souterrain pour sauter dans le train qui arrive juste sur le quai opposé. Mon "fiancé" est tellement surpris qu'il ne cherche même pas à me rattraper !
De retour sur Paris, je ne sais, de la colère ou du rire, quel sentiment va l'emporter. Pour une fois que j'ai essayé d'être romantique, j'aurais mieux fait de m'abstenir !
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Voilà, c'était mon voyage de la Sainte-Adèle 1984, il y a vingt ans maintenant. J'ai passé la soirée du réveillon seule, heureuse d'être seule, fière d'être seule, comme une rescapée. Avant d'appeler des copains parisiens avec qui je fis la folle toute la semaine. Et je restais encore quelques années célibataire !
Sur ce, bonne Sainte-Adèle à vous aussi, et Joyeux Noël !