« LE GARDEUR DE TROUPEAUX »
d’Alberto Caeiro (Fernando Pessoa)
Pessoa considérait Alberto Caeiro comme la figure principale de sa constellation d’identités littéraires.
De lui, il disait qu’il était son « maître ».
« Un jour de 1914, je m’approchais d’une commode haute et, prenant un papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais toutes les fois que je puis. Et j’ai écrit une bonne trentaine de poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je n’en connaîtrai jamais de semblable. Je partis d’un titre « Le gardeur de troupeaux » et ce qui suivit fut l’apparition en moi de quelqu’un que j’ai d’emblée appelé Alberto Caeiro. Pardonnez-moi l’absurdité de l’expression : en moi était apparu mon maître. Telle fut la sensation immédiate que j’éprouvai. A telle enseigne que, sitôt écrits ces trente et quelques poèmes, je pris incontinent un autre papier et j’écrivis, d’affilée également, les six poèmes qui constituent « Pluie Oblique » de Fernando Pessoa. Immédiatement et intégralement. Ce fut le retour de Fernando Pessoa-Alberto Caeiro à Fernando Pessoa tout seul. Ou mieux encore, ce fut la réaction de Fernando Pessoa contre son inexistence en tant qu’Alberto Caeiro. »
Ce maître, nous le connaissons par son livre unique « Le Gardeur de troupeaux ». C’est un homme qui vit aux champs, entre les ruisseaux et les nuages, un sage sensualiste.
Un poète bucolique, un promeneur. Il n’a ni impressions, ni sentiments, ni idées ; seulement des sensations.
« Moi je n’ai pas de philosophie, j’ai des sens…
Si je parle de la Nature, ce n’est pas que je sache ce qu’elle est
Mais parce que je l’aime, et je l’aime pour cette raison
Que celui qui aime ne sait jamais ce qu’il aime,
Ni ne sait pourquoi il aime, ni ce que c’est qu’aimer… »
………
«- Hola, gardeur de troupeaux,
sur le bas-côté de la route,
que te dit le vent qui passe ?
-Qu’il est le vent, et qu’il passe,
et qu’il est déjà passé,
et qu’il passera encore.
Et à toi que te dit-il ?
-Il me dit bien davantage.
De mainte autre chose il me parle, de souvenirs et de regrets,
et de choses qui jamais ne furent.
-Tu n’as jamais ouï le vent passer.
Le vent ne parle que du vent.
Ce que tu lui as entendu dire était mensonge,
Et le mensonge se trouve en toi. »
Le monde lui est donné à voir débarrassé de tout ce qui n’est pas perceptible par les yeux. Il met entre parenthèses tout ce qu’on peut savoir, comprendre, imaginer, éprouver. Il refuse toute interrogation métaphysique, toute interprétation esthétique, tout jugement moral. Son regard se porte sur la seule réalité qui existe, les choses.
« Celui qui a entendu mes vers m’a dit : « Qu’y a-t-il là de nouveau ?
Tout le monde sait qu’une fleur est une fleur et qu’un arbre est un arbre. »
Mais moi j’ai répondu : « Tout le monde ? Voire…
Car tout le monde aime les fleurs parce qu’elles sont belles, et moi je suis différent.
Et tout le monde aime les arbres parce qu’ils sont verts et donnent de l’ombre,
mais pas moi.
J’aime les fleurs parce qu’elles sont des fleurs directement.
J’aime les arbres parce qu’ils sont des arbres, sans ma pensée. »