Article du Monde, aujourd'hui, sur l'art :
Olivier Poivre d'Arvor prend des pincettes. En tant que directeur de l'Association française d'action artistique (AFAA), il est chargé de promouvoir les artistes français à l'étranger. Justement, la Biennale de Venise, grand-messe de l'art contemporain, commence dimanche 12 juin. Avec tact, M. Poivre d'Arvor juge la présence française "limitée et raisonnable" .
C'est un euphémisme : un seul Français, Bernard Frize, est présent dans l'exposition internationale, qui compte quatre-vingt-onze artistes. "Sur l'ensemble du programme à Venise, on trouve quatre artistes français. Ne soyons pas masochistes. C'est mieux que les résultats de l'équipe de France de football !"
Cela fait des années que la France déplore la faible représentation de son art à l'étranger. Avec cette Biennale de Venise, la tension monte un peu plus. Au point que l'AFAA, qui vient de créer un comité export pour les arts visuels afin d'"analyser la présence des artistes français à l'étranger" , devait organiser à Venise, le 10 juin, un débat sur ce sujet.
En inaugurant le pavillon français, consacré à Annette Messager, jeudi 9 juin, le ministre de la culture et de la communication, Renaud Donnedieu de Vabres, a lui appelé les mécènes à permettre aux "artistes français de sortir des frontières" . Le ministre a annoncé qu'à partir du premier semestre 2006, le palais de Tokyo abriterait une "grande exposition de la jeune création d'art contemporain français" , signe de la volonté de l'Etat "d'épauler encore plus les artistes français et le rayonnement de leur talent" .
Le besoin est criant. Lors de la réouverture du Musée d'art moderne de New York rénové, le 20 novembre 2004, on n'y a trouvé qu'un seul artiste français vivant, Jacques de la Villeglé. Plus largement, ils ne sont qu'une poignée à passer les frontières : Buren, Messager, Boltanski, Calle, Lavier, pour les anciens ; Huyghes, Parreno et Veilhan pour les plus jeunes.
D'où vient cette désaffection ? Nous avons interrogé une vingtaine de décideurs étrangers, responsables de musées, biennales, galeries, collectionneurs. Partons de la Biennale de Venise. L'Espagnole Maria de Corral, une des deux commissaires, répond clairement : "En France, je n'ai pas trouvé d'artistes qui m'ont intéressée. C'est aussi un problème de place. Il n'y a que deux Italiens. Il faut faire des choix."
Le galeriste Marc Payot, directeur et associé d'Hauser & Wirth, à Zurich, ne mâche pas ses mots : "Nous ne présentons pas d'artistes français – - à part Anri Sala, d'origine albanaise. Ce n'est pas une question de style, de nationalité. Nous n'avons pas trouvé de Français intéressants ces dernières années. Il y a une énergie en Belgique, pas en France."
Mais pour la plupart des responsables d'institutions et de galeries, la qualité des œuvres est moins en cause que certains traits de la vie artistique française. Tout d'abord, les artistes français ne voyageraient pas assez, notamment aux Etats-Unis, pays des grands collectionneurs, des galeries, des maisons de vente aux enchères.
"TOUT LE MONDE EST ASSISTÉ"
C'est l'avis d'Eleonora Holthoff, de la galerie Arndt & Partner, à Berlin : "Il y a de grands artistes en France, et ceux que nous présentons – - Sophie Calle, Claude Lévêque - – ont du succès à l'étranger. Mais il y a une tendance, en France, à se refermer sur soi. Nous avons un jeune artiste, Yannick Demmerle, qui est montré à New York, à Miami. Il vit à Berlin."
Ce repli serait lié au système français de soutien public à ses artistes, par le biais d'achats et de commandes. "En France, tout le monde est assisté, assène le galeriste et collectionneur Pierre Huber, d'Art & Public, à Genève. Les artistes n'ont pas besoin d'aller ou de vendre à l'étranger. Or l'art, c'est comme le sport ou l'industrie : il faut se battre, et les meilleurs émergent."
Ruggiero Penone, conservateur adjoint au Castello di Rivoli, musée d'art contemporain de Turin, va dans le même sens : "Le soutien public français a beaucoup de qualités. Mais certaines œuvres passent directement de l'atelier à l'espace muséal sans être confrontées au marché. Elles ont donc moins de visibilité sur le plan international. Ce système n'est pas bien perçu à l'étranger. Surtout aux Etats-Unis, où rien de tel n'existe et où l'on a pu considérer les Français comme des artistes d'Etat."
Les aides publiques sont d'autant moins comprises qu'elles donnent lieu à des rivalités. Ainsi Henri Foucault est exposé pendant la Biennale de Venise au Palazzo Fortuny. Mais, s'insurge son galeriste, Baudoin Lebon, "l'AFAA ne veut faire la promotion que d'Annette Messager au pavillon français !"
Le problème de l'art français, estime Manuel Borja-Villel, directeur du Musée d'art contemporain de Barcelone (Macba), "est celui de l'art espagnol. Ça fait vingt-cinq ans qu'on se lamente ! Mais c'est avant tout une question de marché. Pourquoi les artistes américains et allemands dominent-ils le monde ? Parce que leur économie et leurs collectionneurs sont dominants." Manuel Borja-Villel veut s'écarter de cette logique économique. "L'art qui bat des records marchands est un produit de marketing, une marque. Voulons-nous cela ? Il faut arrêter de juger l'art en fonction du marché. Il faut trouver des circuits pour l'art autres que ceux du capital."
La France a beau exposer et acheter avec une générosité sans équivalent les œuvres d'artistes étrangers, elle est victime – - comme d'autres pays – - du protectionnisme des musées américains et britanniques. "A la Tate Modern à Londres, il y a très peu d'art européen en général, et encore moins de Français" , constate le Hongrois Lorand Hegyi, directeur du Musée de Saint-Etienne. D'ailleurs, l'exposition actuelle de la Tate Modern sur l'art conceptuel des années 1965-1975 ne compte qu'un Français, Robert Filliou. Pas de Buren, de Boltanski, de Le Gac...
Les Etats-Unis encourent le même reproche. Le galeriste Louis Stern, installé à Los Angeles, en convient : "Le marché de l'art aux Etats-Unis est devenu chauvin." D'autres voix américaines sont plus diplomatiques, rappelant la grande exposition récente de Daniel Buren au Musée Guggenheim de New York. Ou détournent la question. Ainsi, Ann Temkin, conservatrice au MoMA de New York, semble surprise quand on lui fait remarquer que Jacques de la Villeglé est le seul artiste français vivant dans son musée. "Nous appliquons une rotation" , se justifie-t-elle.
Klaus Biesenbach, conservateur au MoMA et au centre d'art contemporain PS1, après avoir dirigé le Kunst-Werke à Berlin, affirme que "les Etats-Unis ne sont pas protectionnistes, et encore moins le MoMA" . Mais il reconnaît, comme Ann Temkin, que l'art français est bien moins représenté qu'il y a trente ans. La faute, aussi, à l'intérêt pour les artistes non occidentaux. "Il y a des moments où les changements politiques et sociaux créent les conditions pour l'émergence de nouveaux artistes, explique Klaus Biesenbach. C'est le cas du Mexique et de l'Allemagne après la réunification. Les artistes de ces deux pays sont très créatifs. En France, c'est moins le cas. Les villes jouent aussi un grand rôle dans l'art. Or Paris a perdu sa place sur le plan de l'innovation, au profit de villes comme Moscou ou Londres, qui sont bien plus internationales."
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