Paul n'était pas un mauvais garçon, mais s'écarter de son chemin constituait la plus élémentaire des prudences; éviter de croiser sa route, la voix de la sagesse.
Dès sa venue au monde, une étrange malédiction s'abattit sur sa destinée. On ignore quelles drôles de fées se penchèrent sur son berceau. Sa naissance se déroula pourtant sous les meilleures auspices. Les infirmières, transportées par la grâce et la beauté du divin enfant, entonnèrent des chants d'allégresse. Son père trop ému lâcha son camescope et répandit des larmes gonflées de gratitude face au miracle de la vie. Il exprima la profondeur de son émotion par un définitif "Elle est pas belle la vie?".
Le visage de sa mère était baignée d'une béatitude céleste. On nageait dans la transcendance et la félicité. Tous ignoraient le drame qui se nouait au même moment. A la minute précise qui vit la tête du petit Paul émerger d'entre les cuisses de sa mère, tous les prématurés de la maternité explosèrent dans leurs couveuses, semblables à des boudins trop cuits dont la peau éclate sous l'action de la chaleur, faute d'avoir été piqués à la fourchette et au préalable. La membrane de leur fins épidermes se déchira et leurs entrailles réduites à l'état d'une soupe infâme giclèrent sur les parois de leurs capsules de survie.
Une trentaine de bébés caramélisés, cette horreur souleva le coeur du peuple citoyen. L'émotion et les larmes débordaient des journaux télévisés, on pataugeait dans le pathos, les écrans devenaient de plus en plus liquides.
Personne ne put expliquer comment le système de thermostat avait pu se dérégler. Les experts et spécialistes se déchiraient. Devant l'incompréhension et l'indignation, les pouvoirs publics jugèrent raisonnable, pour étancher la soif judiciaire de leurs concitoyens, calmer la vindicte populaire et faire tomber la fièvre médiatique, de punir les responsables. La loi trancha dans le vif. Le directeur de la maternité ainsi que deux infirmières furent lourdement condamnés, sans motifs sérieux, mais au grand soulagement de tous. L'entreprise chargée de la fabrication des couveuses dut déposer le bilan, elle changea de raison sociale et se reconvertit dans la construction de four à micro-ondes.
La faim de pénal étant provisoirement rassasiée, chacun put repartir à ses occupations, jusqu'au prochain scandale qui fournirait d'autres boucs émissaires prêts à être sacrifiés sur l'autel de l'opinion public.
Pendant que la justice abattait son bras vengeur, elle est implacable mais lente, le petit Paul grandissait dans l'amour et la fierté de ses parents. Il le méritait, c'était un enfant charmant, intelligent et studieux. Il réussissait tout ce qu'il entreprenait. Sa chambre était constellée de tableaux d'honneur, de prix d'excellence, de félicitations du jury. Sa
mère les épinglait amoureusement au mur, lui plus modeste aurait préféré les enfermer dans un tiroir, mais il n'osait pas contrarier les pulsions de fierté maternelle. Car en plus de ses qualités intellectuelles, il était doté d'un caractère doux et conciliant que reflétait un visage d'ange. Le sport, les études, les filles rien ne lui résistait. Ses talents et sa gentillesse lui avaient ouvert les portes de la télévision.
Il tourna plusieurs publicités resté gravées dans les mémoires, tant sa figure séraphique inspirait confiance. Son image était porteuse dans tous les domaines: des fromages de brebis patagoniennes, des dentifrices biologiques, des campagnes anti-tabac transgénique, contre la violence dans les maisons de retraite, contre la drogue dans les crèches et vice-versa. Jusqu'à la compagnie des pompes funèbres qui fit appel à ses services pour donner une image plus jeune et optimiste de l'entreprise.
Un évènement fâcheux vint toutefois noircir le tableau idyllique de son enfance.
Ses parents l'envoyèrent en stage de voile à Concarneau. Il y révéla d'emblée des qualités de barreurs dignes d'un vieux cap-hornier. Son sens du vent, des marées et des courants firent l'admiration de ses moniteurs et camarades. Quand ils se retrouvaient plantés en panne de vent, lui seul avait ce flair étonnant pour renifler la moindre risée. Dès que le vent forçait, son doigté à la barre, lui permettait d'épouser en douceur les vagues les plus traitresses. Les dieux ne pouvaient rien lui refuser, Eole encore moins. Il se jouait des éléments. Ce don inné lui sauva la vie.
Un jour de calme plat, même les mouettes écrasées de chaleur faisaient la planche le bec béant, Paul radieux consolait Eric, son jeune coéquipier qui pestait contre le manque de vent en lui disant " arrête de râler, elle est pas belle la vie?" presque mot pour mot les paroles de son père 14 ans auparavant. Et là, comme s'il avait réveillé les éléments voraces, la petite flottille fut volatilisée par une cruelle tempête qui pulvérisa ces frêles esquifs sur de sournois récifs. Tous ses camarades, 15 gamins et 4 moniteurs périrent noyés ou fracassés sur les rochers. La force de cet ouragan fut telle, que leurs corps projetés sur la roche y traçèrent des espèces de fresques à mi-chemin de l'expressionnisme abstrait et de l'art rupestre. Seul Paul survécut, son coéquipier avait été éjecté au premier coup de vent, il le vit s'envoler dans l'espace et disparaître, aspiré par le néant. Malgré son mât et le gouvernail arrachés, il parvînt à rejoindre la côte grâce au courants devenus soudain miséricordieux, le foc maintenu par un tangon de fortune. Ce pitoyable équipage fit rire les enfants sur la plage, occupés à construire des pâtés de sable et inconscients du drame de la plaisance qui venait d'avoir lieu.
Le petit Paul eut droit à une cellule psychologique pour lui tout seul. Il se remit très vite de cette aventure qui lui apporta l'immense bénéfice de passer aux yeux de tous pour un héros. Pendant quelques jours il fut la vedette d'émissions de télévision où la pudeur de son émotion faisait exploser l'audimat. Sa leçon de courage et de modestie fit l'admiration de la France entière. Tout ne fut pas aussi serein. Les parents des disparus portèrent plainte contre la météorologie nationale, coupable de ne pas avoir prévu cette tempête meurtrière. Météo-France plaida que celà était impossible, tous les indicateurs étaient au beau fixe ce jour là. Le coup de vent dévastateur avait été localisé sur un périmètre d'une centaine de mètres, et n'avait pas provoqué le moindre dégât sur la côte ni à d'autres plaisanciers. Toute sa force destructrice semblait s'être acharnée sur cette malheureuse équipée. Aucune raison plausible ne pouvait expliquer cette tragédie mais il fallait bien des responsables. Pour dissiper le mystère et rassurer les estivants, le directeur de la météorologie nationale et celui du camp de vacances furent licenciés.
Notre héros retrouva les bancs de l'école et poursuivit de brillantes études qui le propulsèrent dans le fauteuil de directeur du CNRS. Il épousa la chef du cabinet du ministère de la recherche qui lui donna des jumeaux surdoués. Une magnifique situation, une femme belle et aimante, deux enfants qui faisaient l'admiration de ses voisins et amis, son bonheur était complet. Le poste de directeur du CNRS l'amenait à voyager très souvent de congrès en colloques internationaux.
A la fin de l'été 2001, il se trouvait à New-York. Il devait diriger une commission internationale chargée d'étudier les risques de grippe porcine. Son intervention fut applaudie par tous les membres invités à ce congrés, comme d'habitude la vie lui souriait. Un coup de fil venu de Paris le contraria pourtant, l'obligeant à annuler une réunion pour le lendemain au siège d'une compagnie pharmaceutique au 43ème étage d'une tour du World Trade Center. "Un simple contre temps" se dit-il "la vie est belle".
Le lendemain son avion décollait pour Paris, c'était le 11 septembre. Par le hublot il vit un Boeing s'écraser sur l'une des Twin Towers.
De retour à Paris, pétrifié devant les images de télévision des tours désintégrées dans un fracas et des hurlements de fin du monde, il ne cessait de murmurer "j'aurais dû y être, j'aurais dû y être". Il se rappelait les différentes hécatombes qui jalonnaient son existence. Sa naissance d'abord, marquée par la carbonisation des prématurés, la catastrophe navale de Concarneau ensuite et maintenant la terreur du 11 septembre. On passait à une échelle supérieure. Il se demandait quelle serait la prochaine étape.
D'autres évènements tragiques avaient émaillé sa vie. Tel un petit poucet exterminateur, il avait semé dans son sillage des monceaux de cadavres, des théories de macchabées, des défilés de trépassés, des cortèges funèbres. Nombre de ses relations avaient disparus dans des circonstances extraordinaires. Son premier amour, ses collègues, ses parents et de parfaits inconnus avaient succombés dans des accidents étranges, des électrocutions fatales, des innondations diluviennes. Il avait le don de déclencher derrière lui de terribles cataclysmes auxquels il échappait contre toutes vraisemblances et vents et marées. Il chassa bien vite ces idées noires de son esprit, son incorrigible optimisme et sa joie de vivre reprirent le dessus.
Trois années plus tard, pour fêter leur 10ème anniversaire de mariage, sa femme et lui décidèrent de s'offrir un voyage exotique avec leurs enfants. Il se chamaillèrent un peu sur la destitation. Elle penchait pour les Caraïbes, lui pour l'Asie. Il su se montrer convaincant et comme d'habitude emporta la décision. Il opta pour Kho Phi Phi, son lagon et sa plage paradisiaque comme l'indiquait le dépliant touristique.
Un matin il parti faire de la plongée dans une petite crique abritée. Il embrassa sa femme et ses enfants sur la terrasse de l'hôtel face à la mer. En se retournant il leur fit un clin d'oeil et leur adressa son célèbre "Elle est pas belle la vie?".
Il passa une heure à taquiner poissons clowns et anémones de mer. L'eau se troubla d'un coup, se tranformant en une boue opaque. Il fut happé par un violent tourbillon, tel un derviche tourneur dans une machine à laver. Quand il refit surface, essoré, exténué, il s'agrippa à des planches de salut et de bois précieux qui flottaient sur le lagon.
Incrédule, il contempla le désastre. Il ne reconnut pas la plage. Tout avait disparu, les baigneurs, les parasols, les petites masseuses, les hôtels. Il ne restait plus qu'un enchevètrement de bois, de transats, d'échoppes disloquées, de pancartes des marchands de souvenirs.
Il restait là, abruti, accroché à ce qui avait dû être une rambarde d'un balcon de l'hôtel. Le détendeur en bouche, le masque sur les yeux et les palmes aux pieds, l'air stupide, il aperçu les cadavres de sa femme et de ses enfants pendus à un cocotier comme des décorations à un sapin de noël.
Une fois encore il avait échappé à une catastrophe par miracle. Il commençait à se poser des questions sur sa destinée. Etaient-ce les signes d'une présence divine qui lui infligeait ces terribles épreuves, avait-il une mission sur terre?
De retour à Paris, il essaya de répondre à ces questions et d'oublier ses malheurs dans le travail. Il y mit tant de fougue et d'abnégations qu'il fut nommé directeur du Haut Commissariat à l'Energie Atomique.
Et là, les choses commençèrent vraiment à se gâter, mais c'est une autre histoire.