Mot de passe

Mot de passe

Je prendrais volontiers le train. Un vieux, un très vieux train aux wagons rongés par la déchirure de l'air durant la longue vie de ses mystérieux voyages. Un train comme il n'en existe plus, fièrement précédé par sa locomotive à vapeur chuintante, essoufflée, asthmatique, mais vaillante.
La carcasse grisâtre fendrait l'air encore une fois pour moi, peut-être la dernière avant de se retirer, digne et vaincue, au cimetière de la ferraille.
Je m'assiérais sur une banquette gémissante en cuir fatigué par l'accumulation de tant de fessiers, d'histoires, le poids des vies, quoi ; le fantôme des voyageurs d'antan.
Le train, le très vieux train s'ébranlerait sur les rails tremblottants. Il ferait pour moi son dernier voyage.
Voyage des mots de passe quand passait le temps entre les parois grinçantes et qu'il filait derrière les vitres maculées pour se perdre là où se perd le regard.
Voyage des mots anonymes, des rancoeurs nées quelque part et ressassées des heures durant entre deux gares, sur la ligne fuyante des rails impassibles.
Voyage des mots d'espérance, ballots serrés sur les genoux de l'exilé vers sa terre promise, vers sa terre de mort promise.
Voyage des mots murmurés à la dérobée entre deux qui ne se connaissaient pas mais qui firent l'amour, furtivement, hâtivement, dans la somnolence et la moiteur des passagers affalés.
Voyage des mots "tope-là", au détour des affaires improvisées, l'un achète mais l'autre ne vend pas, mauvaise affaire, arnaque, alors voyage des morts orduriers, vengeurs, menaçants, puis voyage des mots réconciliants sous le sourire débonnaire d'un sage médiateur.
Voyage des mots de passe, des mots passants, passés et perdus, mais non, je tendrais l'oreille et ils résonneraient, acides, amers, sucrés, salés, chastes, emphatiques, émerveillés, épuisés, mêlés.
Avec eux viendraient le charivari multicolore et informe de tous ces hommes et de toutes ces femmes, des gosses mal attifés mais l'oeil vif, de leur sueur et des parfums bon marché.
Moi, assis au milieu de ces ombres errantes, j'écouterais leurs mots et, prenant bien garde de ne pas les toucher, je passerais dans leurs histoires, une dernière fois avant de leur rendre leur liberté.

Clair Obscur

Merci !
J'adore les histoires où les anonymes sont les héros. Le thème des oubliés. Dommage que ce soit le dernier voyage, comme un convoi funèbre en somme. Même si l'oubli est la direction la seule et unique direction, ne doit-on pas se demander en dehors de tout mysticisme s'il n'existe pas une autre issue envers et contre les lois de la nature ?

J'ai découvert le Chili grâce à un de mes amis passionné par la Terre de Feu. J'ai découvert cette Terre de Feu et plus particulièrement les derniers Indiens massacrés, ceux qui avaient fini, à force d'être traqués, par vivre sur l'eau, quand leurs femmes plongeaient nues dans cet océan glacial pour pêcher, quand les glaciers se fracassaient dans un bruit épouvantable, là où se rencontrent furieusement deux océans....
J'ai découvert, plus haut, bien plus haut sur la carte, le désert d'Atacama, ce désert où des mines ont tué tant du petit peuple berné et avili... jusqu'à la révolution de 1907.
Il y avait des lignes de chemin de fer, des locomotives et des wagons remplis de voyageurs aux histoires extraordinaires et misérables.
Il y avait des villes, maintenant villes fantôme... et les rails se perdent dans le désert, sans train...
C'est ce qui m'a inspiré ce texte d'ultime voyage...
Mais tout renaît autrement... ailleurs...
Cependant, il ne faut pas oublier. Jamais.
J'aime ce Chili désespéré...

Merci d'avoir lu et aimé.