Demain matin, j’espère que le soir ne tombera pas trop vite et je vous conseille pour cela de veiller au rythme de votre sablier, cher, très cher Pierrot du temps qui passe, d’autant qu’il me serait très désagréable de devoir vous menacer afin de vous dissuader d’un quelconque moment d’inattention, lequel serait préjudiciable, voire mortel, pour le projet que j’ai d’admirer la rosée de l’aube, l’aube sur mon jardin, l’aube sur l’herbe de mon jardin auquel je tiens particulièrement depuis que je l’entretiens avec un soin jaloux, à la suite de la formation qui m’a été dispensée par le voisin, voisin insomniaque, certes, je vous l’accorde, mais voisin néanmoins virtuose de l’art de faire pousser les fleurs qu’il m’a appris à faire grandir dans ce jardin que vous voyez là et puisque vous le voyez, vous ne pouvez donc pas ne pas en apprécier le charme, ce charme comparable à celui d’une femme que l’on convoite, que l’on pressent, que l’on attend, que l’on honore déjà dans les rêves les plus fous, ou les moins sages si vous préférez, tout dépend de la façon dont vous voyez les choses, évidemment,mais sachez, cher, très cher Pierrot du temps qui passe, que je vous conseille vivement de penser exactement, parfaitement, totalement de la même façon que moi au sujet du sujet de l’aube de demain, car comment voudriez-vous que mes fleurs s’épanouissent, si vous vous trompiez dans vos savants calculs, si votre main se mettait brusquement à trembler, si votre attention se détournait pour je ne sais quelle raison sans alibi susceptible de vous faire pardonner cette impensable maladresse, hein, comment voudriez-vous que mes arbres me donnent des fruits dans une obscurité précoce, je dirais même dans une obscurité obscène de laquelle nous serions prématurément prisonniers, alors que nous n’avons commis aucun crime, mon jardin et moi, justifiant l’horreur d’une nuit au beau milieu du matin, comme ce fut le cas lors de votre dernière défaite amoureuse, cher, cher Pierrot du temps qui passe, et si vous n’avez pas perdu la mémoire, vous en souvenez certainement de cette nuit anarchique qui fit sortir les chauve-souris, les mulots, les renards, les chouettes et les hiboux, les chats gris, les rats d’égout et les ragondins, tous ces ragondins aux allures de rats mondains qui passaient deux par deux du restaurant au casino, puis du casino au bar et du bar à un autre bar, traversant sans état d’âme mon jardin, saccageant tout sur leur passage frivole, vous ne pourriez pas ne pas vous souvenir de cela, tout de même, cher, cher Pierrot du temps qui passe, qui passe, qui passe et si vous aviez la mémoire qui flanchait, vous ne serviriez plus à rien, alors autant faire un effort, même s’il est entendu que vous ne recevrez rien en contrepartie, sauf toutefois en guise de ma sincère reconnaissance, le point final que vous semblez attendre pour vérifier l’exacte mise en place de votre sablier du matin sans chagrin, point final que je ne vous livrerai entier qu’après livraison de l’entière matinée, et que vous pourrez aisément reconstituer en un seul, avec le demi-point que je consens à vous avancer pour ne point vous laisser dans la détresse et que vous trouverez là, exactement là, au point précis du demi-point du point de l’aube.
Clair Obscur