Ils étaient entassés au fond de la mer comme une montagne d’ombres. Fantômes chaotiques aux yeux étirés jusqu’en bas, à ne plus pouvoir s’enfoncer davantage, ils regardaient leurs pieds parce qu’ils n’étaient plus capables de regarder le ciel. Dans leurs prunelles perdues, l’éclat des tournesols s’était mué en marécage sans fond ni balustrade.
Ils étaient là, les uns par-dessus les autres, sans qu’il soit possible de connaître le sens de leur enchevêtrement. Jadis, ils auraient pu inventer le temps d’autrement. Ça n’avait plus d’importance, maintenant.
La mer buvait leurs saccades, leurs rafales, leurs épanchements intarissables et plaintifs. Elle se gorgeait de leur mémoire, elle épongeait leur amertume autant qu’ils en délivraient. Il s’en écoulait autant qu’elle en avalait, qu’elle enflait et elle se répandait un peu plus, grosse, avare, jusqu’à l’obésité de sa propre asphyxie.
Ce n’était plus une montagne d’ombres, mais deux, dix, cent. Innombrables. Avec au milieu, une infime plaine, une seule, rien qu’une, ventre étouffé, maltraité, rétréci, condamné au sillon-ride de la terre engloutie.
La mer s’était lentement déformée. A force de crever ses frontières, l’océan lui fit l’outrage de la dévorer. La mer disparut par une nuit sans nom, sans fracas, sans même avoir pris la précaution de rédiger son testament. Elle avait compris l’inutilité de ses viols, de ses hurlements, de ses griffures, de ses morts. L’inutilité de tout ce que les hommes avaient semé dans ses entrailles rondes.
Depuis une heure sans heure, une autre nuit quelque part au-dessus, jambes pendantes de part et d’autre du croissant, Pierrot regarde l’orange bleue, bleue comme une montagne d’ombres.
Clair Obscur - 13 Avril 2005