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| Nancy Huston | |
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alejandro Vocabulivore émerite
Nombre de messages : 2095 Date d'inscription : 16/10/2004
| Sujet: Nancy Huston Jeu 10 Mar - 4:29 | |
| Professeurs de désespoir 1/2De Nancy Huston, je dois l’avouer, je ne connais pas grande chose. Elle est née au Canada, anglophone à l’origine, elle est devenue écrivain de langue française et vit maintenant en France. Elle est l’auteur de nombreux romans dont le seul que j’ai lu est La Virevolte, que j’avais beaucoup aimé. Dans cet essai elle s’interroge sur l’origine et la nature d’une philosophie nihiliste, néantiste, véhiculée par des écrivains qu’elle appelle les Professeurs de Désespoir, des auteurs qui de Beckett à Houellebecq ou Angot prônent une philosophie désespérée, niant l’existence à l’individu, crachant sur l’humain et mettent en avant l’absurdité de la vie. Un état d’esprit qu’elle connaît puisqu’elle en est passée par-là lors de son adolescence mais en est revenue en devant mère. A l’origine de l’essai il y a la lecture de Thomas Bernhard qui dans une interview, digne de la misogynie qui le caractérisa, déclare : « On dit aussi le Seigneur Dieu, Dieu est monsieur, c’est un être masculin, n’est-ce pas. On ne dit pas (il rit) "Déesse Suzy" à l’église. Elle n’existe pas. Du reste, qui l’adorerait (Il rit) . Quand elle serait enceinte tous les ans ce serait pénible, n’est-ce pas. Ce n’est pas possible. » Soit, dit Nancy Huston, on va, le temps de ce livre, la faire exister Déesse Suzy, et on va la prendre à témoin en évoquant les professeurs de désespoir. Celui qui se sera la référence incontournable pour tous les professeurs de désespoir qu’elle cite, sera le philosophe Arthur Schopenhauer. Bien que s’intéressant aux écrivains de la deuxième moitié du XXe siècle, Schopenhauer, en tant que « tête » pensante du mouvement, a le droit à une analyse approfondie. Au parcourt familial quelque peu chaotique, fils de commerçant qui finira ses jours en tombant d’un grenier, sans qu’on sache s’il s’agissait d’un accident ou d’un suicide, et d’une mère devenue au fil des ans une romancière à succès ; après des études il cherche à enseigner la philosophie avec peu de réussite, avant de se retirer et consacrer une existence solitaire à l’écriture, il ne connaîtra le succès qu’avec son dernier livre. « Arthur a une plume décapante, brillantissime, moderne. Il ne jargonne pas. Il écrit avec grâce et clarté. Et humour. Et sarcasme. […] Ils corrompent nos têtes, par exemple, est une charge contre la philosophie universitaire, mondaine et bavarde, soucieuse avant tout de sa comptabilité avec le christianisme […] » S’il est facile de le suive lorsqu’il éreinte ceux qu’il prend pour adversaires, lorsqu’il s’agit des propositions philosophiques de Schopenhauer Huston et son accompagnatrice durant 375 pages, la Déesse Suzy, se montrent beaucoup plus réservées. Au centre de sa philosophie, selon Huston (je reconnais que de Schopenhauer je n’ai lu que L’Art d’avoir toujours raison et n’ai lu aucun commentateur du philosophe) il y a la notion de Wille, traduit par "Volonté" ou "Vouloir". Non pas la volonté humaine mais une volonté en tant que phénomène indépendant, substance de toute chose et réduisant le libre arbitre au rang de mirage. L’individu n’a aucune importance, ce qui importe au Vouloir est la perpétuation de la vie, de l’espèce. Il n’y a aucune différence entre les hommes et les animaux, l’intelligence de ceux-là n’a aucune signification. Ainsi vue, la vie n’a pas d’importance et ce qu’il y a de mieux à faire est d’attendre, de souhaiter la mort, qui délivrera du moi ; le mieux, évidemment, étant de cesser d’exister avant la mort. La seule façon de s’affirmer devient de se suicider « Loin d’être une négation, le suicide est au contraire une très forte affirmation du vouloir-vivre. » Mieux encore, évidemment, serait de ne jamais être né car Schopenhauer fait sienne la phrase de Calderón : « la plus grande faute de l’homme est d’être né ». La preuve en est que tout est malheur, l’homme est malheureux, la vie est souffrance, la vie est une punition. Toute manifestation de bonheur est illusoire, ainsi le désir et la sexualité provoquent la mélancolie, plus de désir se traduit par plus de souffrance, qui n’a d’autre but que celui de perpétuer la vie, la souffrance, donc. Nous sommes condamnés à la souffrance et à la mort. On croirait entendre les Pères de l’Eglise, fait remarquer Huston, Saint Augustin en tête ; pourtant, Schopenhauer est athée. « Tout amour, affectât-il les airs les plus éthérés, a sa source unique dans le besoin sexuel plus étroitement déterminé. » Il y a un salut possible, semble dire Schopenhauer, qui est de se retirer de la vie, éviter ses semblables, les femmes bien sûr, oublier les sentiments, la sensiblerie, éviter le plaisir et, bien évidemment, de se reproduire. Dans cette logique, dit Huston, soit on est tout, en regardant la vérité de la vie en face, seul, au centre de l’univers, source de liberté ; soit on est rien. Et Déesse Suzy de se gausser : « il est comique, ces hommes qui s’isolent, s’enferment, s’emmurent vivants, et se permettent ensuite de décrire comme vaines et absurdes les "agitations" des autres, tous ceux que la vie intéresse. » « Schopenhauer, dit Nancy Huston, ne supporte pas l’idée de transformation et du temps qui passe. Pour lui, le caractère d’un individu est fixé une fois pour toutes » « Le caractère de l’homme est invariable, écrit Schopenhauer. Il reste de même pendant toute la durée de la vie. » Si La Virevolte est caractéristique de l’œuvre de Huston, on comprend que ça la fasse bondir, elle attache beaucoup d’importance à l’émergence du être dans le bébé, qui devient petit enfant, elle décrit pas à pas la transformation de l’individu en surmontant aux épreuves, mais aussi en assimilant les plaisirs qu’il vit, les choix qu’il effectue. Tous les auteurs abordés ont le droit à une description biographique détaillée, en particulier leur enfance, toujours difficile, comme le fut celle de Schopenhauer ; comme l’a été d’ailleurs, mais dans une moindre mesure, celle de Huston elle-même après que, à l’âge de six ans, sa mère a abandonné le foyer. Bien évidemment, Nancy Huston a beau jeu de contester une philosophie ainsi présentée du simple fait des excès de l’énoncé. Son but n’est pas, cependant, de faire une critique de Schopenhauer mais de le relier aux auteurs de la deuxième moitié du XXe siècle. Ce que ces écrivais auront hérité de Schopenhauer tient en trois postulats : 1. Elitisme. La plupart des êtres humains ne méritent pas le qualificatif d’individus, ils forment une masse uniforme, vulgaire, bête et conformiste. Ils pensent tous à la même chose et font la même chose, se marier (comprendre copuler), avoir des enfants et se distraire de façon idiote. Un professeur de désespoir se sait unique, cultive sa solitude et se plaint des souffrances qu’elle lui inflige. 2. Dégoût du féminin. Assimilé à l’existence charnelle, la mère commet l’irréparable en jetant des hommes dans la vie, et abuse de sa beauté pour capturer les hommes et l’entraîner dans l’abominable reproduction ; ce que le professeur de désespoir sait éviter. Abominable, écœurant, parce qu’il révèle de la volonté de l’espèce et non celle de l’individu. 3. Mépris pour la vie terrestre. Il n’y a rien à en sauver, l’activité du commun des mortels a pour objectif de dissimuler la vérité, à savoir, la solitude, la souffrance, le pourrisment progressif de la chair et, in fine, la mort inéluctable. Nancy Huston distingue trois périodes pour parler des auteurs qui l’intéressent ici. Les auteurs déjà adultes pendant la deuxième guerre mondiale, ceux qui étaient encore enfants ou adolescents et pour finir, ceux qui sont nés après la guerre. Les professeurs de désespoir nés avant la guerreHuston se penche sur Samuel Beckett et Emil Cioran, nous nous en tiendrons à Beckett. « Ma naissance fut ma perte », écrit Samuel Beckett, romancier et dramaturge que pourtant Nancy Huston admire, mais qui ouvre le bal. Irlandais de naissance, enfance un peu chaotique, Beckett vit un an en Allemagne peu avant le déclenchement de la guerre, et les nazis l’horrifient. Il s’installe en France, entre en résistance pendant l’occupation, commence à écrire en français avec Mercier et Camier, publié en 1946. La même année il écrit Premier amour qui commence par l’évocation de l’indifférence à la mort d’un parent proche. C’est un trait assez typique des professeurs de désespoir, voyant là un trait de cynisme et d’indépendance. Suivent Molloy, Malone meurt et L’Innommable. Ce dernier roman représente l’adieu de Beckett avec le roman car il est devenu impossible d’aller plus loin dans la déconstruction du récit. Hériter d’une langue, cela met en rage Beckett, car ne pas pouvoir s’en affranchir l’oblige à reconnaître sa dette envers autrui : « Tout ce dont je parle, ce avec quoi je parle, c’est d’eux que je le tiens […] Ne pouvoir ouvrir la bouche sans les proclamer, à titre de congénères, voilà ce à quoi ils croient m’avoir réduit. M’avoir collé un langage dont ils s’imaginent que je ne pourrai jamais m’en servir sans m’avouer de leur tribu, la belle astuce. Je vais le leur arranger, leur charabia. Auquel je n’ai jamais rien compris, du reste, pas plus qu’aux histoires qu’il charrie, comme des chiens crevés» « C’est une voix, commente Huston, ce n’est pas une histoire. Les histoires ne sont plus que des "chiens crevés", charriés pas le fleuve de la langue commune. » Désormais, après l’holocauste, il devient indécent, estime-t-on, d’écrire des histoires comme avant. Beckett ambitionne de transformer les attentes avec lesquelles un lecteur aborde le texte. « Il dit chercher les mots qui lui permettraient de cesser de parler, mieux encore, d’exister. » Dans L’Innommable, les thèmes de prédilection des professeurs de désespoir sont présents : être en vie est insupportable, l’amour est d’une bêtise abjecte, les femmes sont coupables de la reproduction, le passage du temps est une chose effroyable, il vaudrait mieux être mort et si seulement on pouvait se résoudre au suicide. Au bout du compte, pour Beckett, à peine est-on né que l’on crève ; ce qui se passe dans l’entre-deux ne vaut pas la peine qu’on en parle. De Cioran on retiendra quelques citations : « On ne peut consentir qu’un dieu, ni même un homme, procède d’une gymnastique couronnée d’un grognement. » « Elles (les femmes) savent mieux que nous que les mensonges de l’amour sont le seul vernis d’existence dans l’incommensurable irréalité. Et elles poussent jusqu’à la démesure le chantage à la vie dont la nature leur a fourni les moyens. Nous autres, nous tombons dans le piège et souillons l’infini dont nous n’avons pas su nous montrer dignes. » « J’aimerais être libre ; libre comme un mort-né. » | |
| | | alejandro Vocabulivore émerite
Nombre de messages : 2095 Date d'inscription : 16/10/2004
| Sujet: Re: Nancy Huston Jeu 10 Mar - 4:31 | |
| Professeurs de désespoir 2/2
Professeurs de désespoir enfants ou adolescents pendant la guerre
« Ce que j’ai à cœur de comprendre, écrit Nancy Huston, c’est de quelle manière une névrose d’ordre personnel peut se transformer en un système de pensée qui semble l’expression la plus adéquate de toute une époque. »
« Que des individus qui souffrent règlent leurs comptes avec la vie qui leur inflige cette souffrance, rien de plus normal. Reste à savoir pourquoi nous, lecteurs, préférerons tellement nous reconnaître dans le discours du fou plutôt que dans celui du sage … surtout lorsqu’il s’agit non d’un romancier mais d’un moraliste ! Pourquoi prenons-nous un si grand plaisir à nous entendre dire que nous sommes stupides, que toutes nos activités sont dérisoires et que, plutôt que d’attendre l’échéance et la déchéance de la vieillesse, nous ferions mieux de nous suicider toutes affaires cessantes ? Pourquoi raffolons-nous de pareilles énormités, pourquoi leur accordons-nous notre plus haute estime ? »
Le prochain professeur de désespoir dans l’étude de Nancy Huston est Thomas Bernhard.
Il y a chez Thomas Bernhard un même mépris du temps qui passe : « c’est une erreur quand les gens croient qu’ils mettent au monde des enfants. Ils accouchent d’un aubergiste ou d’un criminel de guerre suant, affreux, avec du ventre. Alors les gens disent qu’ils vont avoir un petit poupon, mais en réalité ils ont un octogénaire qui pisse de l’eau partout qui pue et est aveugle et qui boite, et que la goutte empêche de marcher, c’est celui-là qu’ils mettent au monde. Mais celui-là, ils ne le voient pas, afin que la nature puisse se perpétuer et que le même merdier se poursuive jusqu’à l’infini. » Il y a là aussi l’idée de Beckett selon laquelle rien d’important se passe entre la naissance et la mort ; dans un même élan, le récit, c’est à dire, l’évolution des personnages, est à son tour supprimé. « Je ne suis pas un narrateur, je déteste le récit. Je suis un anti-narrateur, l’anti-narrateur type. Quand j’écris, et que je voie poindre une histoire à l’horizon, derrière la colline de la prose, dès que je la flaire de loin, je la trucide. C’est pareil avec les phrases. Dès que je vois une phrase se former j’ai envie de l’éliminer. »
Professeurs de désespoir nés après la guerre
Le premier des représentants d’auteurs nés après la guerre est Kundera dont Huston dit : « Livre après livre, Kundera explore – avec une intelligence étincelante, une limpidité admirable, un humour grinçant, une misanthropie réjouissante – les paradoxes de l’existence humaine. Personne n’est plus doué que lui pour pointer nos aveuglements, nos oublis, nos jeux de rôle, nos mensonges, nos parades érotiques, nos mille subterfuges pour faire échec à "l’insoutenable légèreté de l’être". Personne ne mêle plus savamment, plus musicalement que lui la fiction et l’essai. » Mais, « son idée maîtresse est la suivante : l’identité n’existe pas. »
Notre apparence physique est aléatoire, notre mémoire défaillante ; nos opinions, nos idées, nos goûts ne nous appartiennent pas en propre ; nous les prenons, les héritons de quelqu’un, il n’y a rien qui nous permette de nous définir comme une identité. Chez Kundera, nous dit Huston, sont positifs les personnages qui ont compris le caractère tragi-comique de notre existence, les autres font partie du domaine du kitch, et n’ont d’autre obsession que de nous faire appartenir à quelque chose (patrie, religion, idéologie). Derrière la critique des régimes totalitaires, il faut voir une critique de la famille, dont l’oppression est équivalente à celle des régimes communistes. Si chez Kundera les femmes peuvent être positives, de livre en livre la charge comme les mères est impitoyable. Elles sont envahissantes, possessives, poisseuses, une calamité pour le petit être : « l’amour de sa maman […] laissait des traces sur tout ; il était inscrit sur sa chemise, sur sa coiffure, sur les mots dont il se servait », il imprime sur sont front « une marque qui repousse la sympathie de ses camarades ».
Et toujours l’aspiration à une indépendance totale, libérée des liens qui nous attachent à autrui, notamment nos parents « La liberté ne commence pas là où les parents sont rejetés ou enterrés, mais là où ils ne sont pas : là où l’homme vient au monde sans savoir de qui. Là où l’homme vient au monde à partir d’un œuf jeté dans une forêt. Là où l’homme est craché sur la terre par le ciel et pose le pied sur le monde sans le moindre sentiment de gratitude. »
Là encore Huston a beau jeu de souligner l’absurdité d’une telle affirmation – du moins pris à la lettre – ; tout au long du livre elle insiste, souligne et met en gras, avec Déesse Suzy en arrière-plan qui ne cesse de pouffer, que le moi ne surgit pas de nulle part, mais émerge progressivement de l’enfant aux prises avec la réalité, qu’avant l’âge adulte "liberté" n’a pas de sens : « Si chaque petit s’enivre de se sentir devenir quelqu’un et tient à se passer au plus vite de ses parents dans ses activités importantes que sont : lacer ses chaussures, boutonner sa chemise, couper sa viande … il serait abusif d’en conclure que se sont des "sujets libres" au sens où l’entend un Descartes, un Kant ou un Rousseau. Accoucher d’un bébé et lui dire "Ca y est, mon chou, bienvenue au monde, t’es libre, salut !" c’est le condamner à mort. Vivre trois, six ou huit ans avec un enfant et lui dire ensuite : "Bon, ben ciao ! Vie de famille, vu ; j’ai mieux à faire », c’est le condamner à des sacrées acrobaties pour maintenir en place son sentiment d’exister, si tant est qu’il y parvienne. Huston rappelle tout du long que les écrivains étudiés, qui forment un échantillon des professeurs de désespoir, ont rarement eu des enfants, raison peut-être pour laquelle des choses qui sont évidentes pour à peu près tout parent – en particulier les femmes –, leur échappent.
Chez Kundera une femme qui devient mère perd de son individualité pour se fondre de la masse du destin féminin « Entre une femme qui est convaincue d’être unique et les femmes qui ont revêtu le linceul de l’universelle destinée féminine, il n’y a pas de conciliation possible. » Pire, avoir un enfant oblige à aimer le monde : « Il est impossible d’avoir un enfant et de mépriser le monde tel qu’il est parce que c’est dans ce monde que nous l’avons envoyé. C’est à cause de l’enfant que nous nous attachons au monde, pensons à son avenir, participons volontiers à ses bruits, à ces agitations, prenons au sérieux son incurable bêtise. » Le meilleur service que puisse rendre un enfant à ses parents est de passer l’arme à gauche : « Par ta mort, dit l’héroïne de L’Identité recueillie sur la tombe de son enfant, tu m’as privée du plaisir d’être avec toi, mais en même temps tu m’as rendue libre. Libre dans mon face-à-face avec le monde que je n’aime pas. » En clair, elle le remercie d’être mort.
En définitive, nous ne sommes finalement qu’un cadavre en sursis ; Kundera cite Francis Bacon « C’est sûr, nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance » et commente : « C’est une simple évidence, mais une évidence qui, d’habitude, est voilée par notre appartenance à une collectivité qui nous aveugle avec ses rêves, ses excitations, ses projets, ses illusions, ses luttes, ses causes, ses religions, ses idéologies, ses passions. Et puis, un jour, le voile tombe et nous laisse esseulés avec le corps, à la merci du corps. »
Un autre auteur que Huston aborde est Michel Houellebecq. Je pense que chacun devinera peu ou prou l’analyse qu’elle en fait. Suffit de rapporter la citation en tête du chapitre L’extase du dégoût qu’elle lui consacre : « N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe pas. »
Reste à se demander ce qui se passe lorsque le professeur de désespoir est une femme. En effet, tous les hommes analysés jusque là exècrent la féminité et s’en tiennent à distance ; mais, et les femmes ? Le dégoût pour la féminité ne faibli pas, il se retourne contre elles-mêmes. La "gagnante absolue" est Elfriede Jelinek (Prix Nobel 2004), auteur entre autres de La pianiste, porté à l’écran par Michael Heineke. « Impossible de caractériser l’œuvre de Elfriede Jelinek autrement que comme une œuvre de haine, écrit Huston. Même la mise en page de ses livres est agressive. » « Autant la sexualité est absente chez certains hommes néantistes (Beckett, Cioran, Bernhard), dérisoire et dysfonctionnelle chez d’autres (Kundera, Houellebecq), autant les femmes qui embrassent cette philosophie ont tendance à mettre en scène une sexualité violente, destructrice et autodestructrice. »
L’œuvre de Jelinek est parcourue de masochisme, de tortures, de meurtres plus effroyables les uns que les autres où l’on en arrive à voir des femmes cherchant la libération en vidant leurs propres enfants de leur sang. Huston fini par poser la question : « Où allons-nous, si c’est cela la littérature que nous consommons et récompensons (Jelinek a été primée d’à peu près tout ce qui se peut gagner en langue allemande) ? Jusqu’où sommes-nous prêts à nous faire violence, au nom sacro-saint de l’art ? Que se passe-t-il, Déesse, si le fait de piétiner ainsi méticuleusement l’humanité suscite notre approbation esthétique ? » « Pendant des siècles, le romancier et le dramaturge avaient la possibilité extraordinaire de donner naissance à des êtres humains sous forme de personnages, de les faire vivre, et d’inviter leurs lecteurs à ce geste intrinsèquement moral qu’est l’identification avec eux. Ringard, tout ça. Eculé, kitsch, terminé. Liquidez-moi cette vermine. »
Donner naissance à des êtres humains n’est clairement pas le but de Elfriede Jelinek : « Je refuse de créer la vie sur scène. Je veux pour ma part exactement le contraire : créer ce qui n’est pas vivant. Je voudrais faire disparaître à jamais toute vie de la scène du théâtre. Je ne veux pas de théâtre. Je frappe avec ma hache de toutes mes forces, de sorte que, là où mes personnages ont marché, aucune herbe ne pousse plus. » Commentaire de Huston : « De même que, selon elle, les différences individuelles s’estompent de nos jours, et deviennent insignifiantes, de même les idées, les phrases, les émotions et les histoires sont stéréotypées » Il est donc inutile de chercher à inventer quelque chose et Elfriede Jelinek récupère des citations un peu partout pour en faire un patchwork qu’elle justifie ainsi : « Il ne peut plus y avoir aujourd’hui d’originalité, tout a été dit, nous ne pouvons que répéter, citer. »
Le livre de Huston est aussi, en tout cas, c’est comme ça que je l’ai reçu, une mise en garde. Il est tentant, en effet, de généraliser son expérience et en déduire qu’elle est universelle ; je souffre, donc tout le monde souffre ; la vie m’apparaît écœurante, dépourvue de sens et ridicule, donc la vie est écœurante, dépourvue de sens et ridicule, et celui qui ne la voit comme telle est, au choix, stupide, aveugle ou un menteur. Une tentation qu’il est utile de tenir à distance. | |
| | | alejandro Vocabulivore émerite
Nombre de messages : 2095 Date d'inscription : 16/10/2004
| Sujet: Re: Nancy Huston Jeu 10 Mar - 4:33 | |
| Le livre de Huston, je l’ai dévoré en deux jours. Il y a tout de même quelques questions qui restent en suspens ;
Si les "professeurs de désespoir" exagèrent leurs propos, on peut aussi se demander si Huston elle-même ne caricature pas ces auteurs. Parmi ceux-là je n’en ai lu que trois, et parmi les trois, il n’y en a qu’un dont j’ai à peu près tout lu, et pour certains de ses romans, plusieurs fois (L’Insoutenable légèreté de l’être, surtout), même cela remonte loin, maintenant. J’ai quelques souvenirs qui m’évoquent effectivement le propos que Huston attribue à Kundera (les histoires de geste) mais ce n’est pas tout à fait ce que je retiens de l’ensemble de son œuvre. Dans son essai L’Art du roman (C’est le troisième post que je prépare), il insiste sur le problème existentiel de l’homme aujourd’hui, et non le problème existentiel de l’homme de tout temps dont la vie serait nécessairement absurde. Faudrait peut-être que je relise Kundera, mais je crains tout de même qu’elle l’ait caricaturé. Et si elle l’a caricaturé lui, peut-être a-t-elle fait de même avec les autres.
Une deuxième remarque tient à l’insistance de Huston sur la biographie des auteurs analysés. C’est assez logique dans la mesure où, contrairement à eux, Huston attache une grande importance au vécu individuel de chacun d’antre eux pour comprendre comment leur vie s’est traduite en une œuvre littéraire. Tout se passe comme si elle leur disait : « ainsi donc, vous vous voulez indépendants, libres de toute attache, hors du temps ; eh bien je vais vous montrer à quel point ce que vous êtes dépend du temps dans lequel vous avez vécu, les attaches qui vous ont liés à vos proches, et la ridicule notion de liberté lorsqu’on parle d’enfants ». Néanmoins, si Huston insiste beaucoup sur l’influence de la guerre, et plus que la guerre, l’holocauste (au point d’analyser en parallèle les enfances de Thomas Bernard et Adolf Hitler) sur la mentalité de l’Europe continentale, on aurait bien aimé qu’elle approfondisse nettement plus ce qui est, d’après elle, la mentalité de l’Europe continentale d’après guerre.
Ainsi, elle écrit : « Ce que j’ai à cœur de comprendre c’est de quelle manière une névrose d’ordre personnel peut se transformer en un système de pensée qui semble l’expression la plus adéquate de toute une époque. » Je ne me souviens pas d’avoir trouvé une réponse vraiment satisfaisante à cette question.
Cependant, à titre tout à fait personnel, il est vrai que j’ai toujours été attiré par des discours nihilistes extrêmes, même si ce sont des raisonnements que je n’ai jamais faits miens. Comment est-ce que je peux prendre au sérieux quelque chose comme ça :
Mais un artiste a tous les droits. Dans un pays où le moindre diariste auto-édité affirme faire de la "Littérature", Marc-Edouard Nabe est l'un des très rares auteurs catholiques vivants de langue française à ne pas usurper le nom d'écrivain. Il possède à cet égard non seulement le droit, mais le devoir historique, de rappeler que nous sommes tous des porcs. Dès les premières lignes du Régal des Vermines, l'affaire était entendue :
Plusieurs extraits, par exemple celui-ci :
"Il n'y a vraiment personne que je tolère. Je suis pour l'extermination intégrale et sans discussion. Si je vais au fond de moi-même, pas une ordure ne peut me donner une bonne raison de ne pas disparaître. J'exècre et j'en jouis, jusqu'à me faire disparaître moi-même, comme dans les contes orientaux, les Orientaux dont j'approuverais tant le fanatisme, si je ne les méprisais pas !"
Bruno Deniel-Laurent
Et bien, foutez-vous de moi si vous le voulez, je le prends, malgré moi, au sérieux. D’ailleurs, la citation Vocabulis de la semaine n’a-t-elle pas été « Le roman doit faire rire et montrer qu'on a une vie de con. » (Beigbeder) ? Alors, que débarque quelqu’un pour dire « Attendez, c’est quand même des fous furieux, là, ce n’est pas ça, la vie. » Eh bien, ça fait quand même bol d’air frais. | |
| | | coline Invité
| Sujet: Re: Nancy Huston Jeu 10 Mar - 19:11 | |
| :thumright: Beau travail!...Très intéressant...Ca y est....à cause de toi j'ai commandé "La virevolte" :) ....et je sens que ce livre va m'entraîner ensuite sur bien d'autres lectures que je n'ai pas faites!... Miracle des livres qui vous amènent toujours à d'autres livres!...C'est sans fin...et c'est si bon...Merci Alex. |
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| Sujet: Re: Nancy Huston | |
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| | | | Nancy Huston | |
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